L'artiste est-il un extrêmophile ? Guy Levrier 13 mars 2010 Depuis l'avènement de la physique quantique, il est démontré que l'univers matériel est participatif et qu'il intègre toute la réalité psychique. C'est bien une énorme surprise pour le milieu scientifique qui subit de ce fait une attaque frontale dans sa démarche traditionnelle de rigoureuse séparation entre raison et spiritualité. Ainsi, l'observateur, l'observation et l'observé forment un Tout, consacrant l'irruption du psychisme dans la matière. Tout se rapporte à la conscience que nous avons de l'observation : il n'est pour nous de réel que le réel observé. La Nature garde toujours une part de son mystère, elle ne révèle jamais tout. Ainsi, nous avons une vision purement anthropocentrique de ce réel, qui peut parfaitement être perçu de manière totalement différente par d'autres êtres. Nous n'observons plus notre univers, mais nous participons à son vécu. L'univers est auto-conscient, à travers nous. Dans ce champ de conscience, l'artiste s'interroge en profondeur, en particulier sur cette source de créativité angoissante qu'il perçoit en lui, et qui lui apporte à la fois les plus grands doutes et les plus folles espérances. Gauguin l'exprime par le titre donné à sa célèbre toile " D'où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? " A notre époque, il espère trouver une réponse dans le monde de la science et de la philosophie. L'extrême se situe au-delà de toute mesure. C'est bien l'impression que l'homme retire de la contemplation du cosmos dans lequel il est apparu, puisqu'il s'efforce d'en définir scientifiquement les limites, et que, précisément, Hawking nous démontre qu'il n'en comporte aucune. Donc, dans le monde de la matière qui est sans limite par rapport à nous, nous sommes tous des extrêmophiles, terme qui caractérise de manière anthropocentrique notre relation avec notre habitat : précisément, nous jugeons les autres habitats en fonction de ce que nous considérerions comme " extrêmes " pour notre propre existence. Tel est le cas pour des environnements dépourvus d'oxygène dans lesquels des organismes prolifèrent, qui seraient en droit de s'interroger précisément sur la possibilité de notre mode d'existence en milieu aérobie. Ainsi, ce qui est normal dans un certain milieu apparaît comme trop extrême et donc anormal dans un autre, selon le domaine considéré, qu'il soit spatial, du vivant, cognitif, etc … Dans le domaine du vivant, qui nous intéresse plus particulièrement, ainsi que celui de l'espace, nous sommes brutalement interpellés par notre habitat terrestre qui commence à nous devenir hostile par la manière dont nous le maltraitons, et qui nous oblige d'ores et déjà à élaborer des stratégies de survie nouvelles qui vont jusqu'à envisager la colonisation d'autres planètes. L'artiste, lui, se situe volontairement à la limite entre la matière et son mental, dans un vécu interactif entre l'une et l'autre, qui doit aboutir à sa gratification par l'émergence du plaisir esthétique. En tant qu'artiste donc, ma recherche est ainsi une philosophie du Tout, de l'harmonisation entre l'intérieur et l'extérieur, en corrélation obligée avec la Science, par la métaphore. Personnellement, grâce à la physique quantique, le théorème de Bell selon lequel toute réalité ne peut être que non-locale, a été pour moi une première source d'inspiration en art abstrait. Dans ce domaine, j'observe que tout est extrême, en particulier son caractère étrange, jusqu'à contredire toute logique, alors qu'elle nous donne la preuve qu'elle est à ce jour la physique la plus précise de notre histoire. Selon Hawking et Hertog, à son origine, l'univers était tellement petit qu'il ne pouvait être issu que d'un événement quantique. L'expérience du dispositif à double fente de Young a été l'objet d'une première interprétation quantique qui révèle que lorsqu'un photon unique traverse ces fentes, il interfère avec lui-même, comme s'il constituait deux ondes à lui seul. Selon Richard Feynman, prix Nobel de physique, cette interprétation signifie que le photon suit simultanément toutes les trajectoires possibles et c'est la somme de celles-ci qui constitue la trajectoire que nous observons. Hawking et Hertog ont appliqué ce schéma à l'évolution de l'ensemble de notre univers : toutes ces trajectoires (" sum over histories ") sont possibles, avec toutes leurs probabilités, de même qu'une particule allant du point A au point B emprunte toutes les trajectoires possibles. Mais, si cela n'était pas encore suffisamment étrange ainsi, ce que nous percevons dépend du dispositif expérimental que nous avons créé pour l'observation : si nous utilisons un détecteur de photons pour savoir par quelle fente le photon est passé, celui-ci n'interfère pas avec lui-même et ne crée qu'un point unique sur le film. Ainsi, le mode d'observation utilisé pour le photon modifie la nature de sa trajectoire, et , selon la théorie de Hawking et Hertog, cela est également vrai pour l'univers tout entier. Une mesure effectuée à cet instant présent décide de ce qui s'est passé 13,7 milliards d'années auparavant. Par notre observation, nous nous constituons donc notre propre histoire. Cette théorie ne pourra être validée que par une observation approfondie du fond diffus cosmologique d'une part, et la découverte d'ondes de gravitation, d'autre part, dans un avenir qui reste à définir. Comment peut-on être plus extrême dans notre recherche de compréhension du milieu qui nous a fait naître ? Si cette théorie est validée, qu'est-ce donc que le réel ? Une complète abstraction ? Il est de toute façon impossible, selon la théorie quantique et le principe d'incertitude d'Heisenberg, de tout savoir sur notre univers. " Dieu ne joue pas aux dés. " dit Einstein pour qui cette physique, contrairement à l'opinion de Bohr, était soit fausse, soit incomplète. " Si nous réussissons à élaborer une théorie du Tout, nous connaîtrons les plans de Dieu " dit Hawking à propos de la recherche sur les super-cordes. Quand les plus grands savants censés être au sommet du rationalisme en sont réduits à invoquer Dieu, il faut véritablement qu'ils se perçoivent comme soumis à une autorité tellement supérieure qu'elle seule peut dire la vérité. " A moi les murs, la Terre se dérobe ! " Situation tout à fait extrême, à nouveau, donc : tout être humain, qu'il en soit conscient ou non, est donc un extrêmophile. Comment l'artiste que je suis vit-il un tel univers, comment caractérise-t-il son exptrêmophilie propre ? Fort mal, merci, il n'y a rien de tel qu'un artiste pour se sentir mal dans sa peau, à chevaucher en permanence la limite entre le zénith de la sérénité et le nadir de la souffrance, là où se situe sa source de créativité et où il éprouve ainsi un vécu de double extrêmophile par l'ajout à son simple statut de vivant d'un devoir de création de beauté dans ce magnifique cosmos qui l'a engendré, au sein duquel il vit l'Amour, et qu'il s'efforce de comprendre. Comme pour les savants, c'est encore Dieu qui va être la référence : " Dieu fait la même chose que moi, il crée ", assure Picasso, certains confrères préfèreront lui laisser la paternité d'une telle affirmation. " Picasso le clown ", " Picasso s'amuse ", " Picasso se moque de nous " diront d'autres, dont des historiens d'art en renom. En opposition, cela paraît si simple, si spontané, à la Nature, d'être belle. Elle semble ne pas pouvoir faire autrement et surtout ne pas en souffrir. La beauté est véritablement la loi universelle de la Nature. Est-ce pour elle le fruit d'une intention, d'une obligation ardente ? A tout le moins, elle constitue toujours pour nous un modèle. La souffrance dans la création de beauté serait-elle donc l'apanage de l'homme ? Voici bien un sujet particulièrement d'époque, de notre époque troublée au-delà de toute expression, si l'on en juge par les réactions de rejet de l'art contemporain par le grand public qui en est le destinataire obligé. Ici et maintenant, tout le monde souffre : le créatif qui est à la fois l'ouvrier et son propre juge – situation très inconfortable -, et son public, qui devrait pouvoir reconnaître s'il s'agit bien de cet Art dont il attend la gratification esthétique suprême, sans avoir reçu d'information ni de formation préalable. Dans son vécu perpétuel de " tempête sous un crâne ", l'artiste authentique entend créer un réel dont il soit sûr. Aux " autres " de le suivre, ce qui est certes préférable à " l'enfer c'est les autres ". Dans la mesure où il n'est de réel que le réel observé, et que le critère essentiel de celui-ci est la beauté que l'artiste crée, il a accompli sa mission. Peu importe le mystère de la création, qu'elle soit universelle ou artistique, nous avons besoin de certitudes tout en étant des familiers du mystère, assumons donc ainsi notre étrange extrêmophilie.
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